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06/06/2012

L'éviction (1)

L’éviction

 

(Extrait)

   

 

    Chaque être humain connaît, au moins pour une période, le phénomène du rêve récurrent jusqu’à l’obsession. Certaines images, des scènes accompagnées  d’une atmosphère angoissante,  viennent hanter notre sommeil ; par le verbe « hanter », je veux clairement signaler le caractère à la fois insistant et inquiétant de ce type de rêves.

    Il faut également dire que l’habituel distinguo entre rêve et cauchemar n’a qu’une valeur assez relative. Ne parle-t-on pas, familièrement, de « mauvais rêve », façon atténuée de dire cauchemar ? A l’ami, au parent qui va se coucher, nous souhaitons de « faire de beaux rêves », ou « des rêves bleus », façons à peine voilées d’admettre l’existence de rêves qui ne sont ni beaux, ni bleus. Cette couleur nous évoque des images positives, car elle s’associe, de façon évidente, à la clarté du jour. Autrement dit, nous souhaitons à l’autre de retrouver, au cœur même du sommeil, les vertus tonifiantes du soleil.  

    L’opposition assez commune du rêve au cauchemar, le premier mot nous suggérant plutôt d’agréables, voire de merveilleuses visions, et le deuxième des choses effrayantes, ne se vérifie pas systématiquement, car la plupart des rêves nous paraissent absurdes, c’est-à-dire ni précisément agréables, ni foncièrement désagréables. La fantasmagorie nocturne nous présente la gamme des bruns et des gris, tandis que la pure noirceur et la lumière virginale ne forment que de rares exceptions.  

    

22/04/2012

Une visite à Meinerzhagen

Une visite à Meinerzhagen

 

    Il y a quelques années, j’ai commencé d’apprendre l’Allemand. Je n’ignore pas que c’est démodé. Qui veut apprendre l’Allemand de nos jours ? C’est difficile ! Voilà les deux maîtres mots : difficile et démodé. Un troisième apparaît à leur suite, qui complète la terrifiante trilogie : ringard. Tant pis pour moi. J’eusse dû d’abord consulter le Code du Politiquement Correct. Je l’avouerai sans honte : voilà d’excellentes raisons pour aborder l’apprentissage d’une langue, à l’approche de la cinquantaine.

    Au début de 2OO3, un habitant de Meinerzhagen, la ville jumelle de Saint-Cyr-sur-Loire, et moi-même avons établi le contact. Echange épistolaire intensif pendant plusieurs mois. Karlheinz connaît l’Anglais, et moi aussi, mais il m’écrit dans sa langue, et je lui réponds dans la mienne. Au cours de l’été 2OO3, Karlheinz et Ursel, son épouse, nous ont rendu visite à Saint Cyr. A leur retour en Allemagne, Karlheinz, qui écrit pour le journal local, fit paraître un article élogieux sur la Touraine et, tant pis si notre modestie doit en souffrir, sur … les hôtes !

    Le premier geste des Buchwald, à leur arrivée chez nous, fut de nous donner un plan et des explications pour se rendre chez eux. Pourrait-on être plus clair ? La correspondance a continué, et, cet été, nous sommes allés à Meinerzhagen. Parlons d’abord de l’accueil. Les Buchwald nous attendaient à la gare de Cologne (situé à 7O kilomètres de leur lieu d’habitation) un petit drapeau français dans la main. Nous avons déposé nos bagages dans leur voiture, et commencé illico par la visite de « Köln ». Je ne parlerai pas de la cathédrale, si connue que ce serait faire injure au lecteur que la lui présenter. Ces mots suffiront : colossale, très impressionnante, intérieur d’une grande clarté. Lorsque nous sommes arrivés chez eux, le repas était déjà prêt. Ursel avait tout préparé à l’avance. Le lendemain, Karlheinz nous a réveillé au son de l’accordéon, et nous avons visité Münster. Les Buchwalds savent recevoir, c’est indubitable. 

    Nos correspondants et amis ont 62 ans et sont à la retraite. Ils étaient tous deux professeurs, lui d’Allemand et d’Anglais, elle d’Art. Si des gens réussissent leur retraie, ce sont eux. Depuis 3O ans, Karlheinz écrit des scénarios pour spectacles de marionnettes, lesquelles sont fabriquées par des Polonais, des Slovènes, des Autrichiens et des Allemands. Du temps des deux Allemagne, il en a fait passer « clandestinement » de l’Est vers l’Ouest. Acte hautement répréhensible, qui était passible de prison…  à l’Est, bien sûr. Le couple Buchwald poursuit encore cette activité, avec succès.  J’ai lu l’un des scénarios. Karlheinz a de l’humour ! Chez eux, ils conservent les marionnettes : diables rouges et noirs, princesses, rois, sorcières, fous, etc.… C’est passionnant.

    De plus, Karlheinz et Ursel jouent des instruments bourbonnais, lui la cornemuse, elle la vielle. Ils nous ont donné des échantillons de leur répertoire. Ce fut un bon moment musical et… une découverte de notre patrimoine !

    Non contents de cela, ils dansent, chantent, et, plus récemment, ont joué dans une pièce de théâtre avec des professionnels. Au total, ils donnent des spectacles en France, Belgique, Autriche, Angleterre, Hollande, et bien sûr en Allemagne. Il va sans dire qu’ils ont des amis partout en Europe, en particulier en Irlande, où vit l’une de leurs filles. Ils parlent bien l’Anglais et ont une bonne connaissance du Français.

    Depuis qu’elle est libérée de ses obligations professionnelles, Ursel peint. Elle réalise de grands tableaux, où dominent le jaune et le bleu, pleins de vie, de gaieté : portraits, paysages, fleurs. C’est un art fait de suggestions. Bientôt, il n’y aura plus assez de murs pour les accrocher !

    La salle de séjour des Buchwald vaut d’être visitée. Nous n’en avions jamais vu de pareille. Elle est divisée en trois  niveaux, reliés les uns aux autres par quelques marches. Le premier est artistique : livres, instruments de musique, marionnettes et tableaux. Le second est celui de la détente : fauteuils, canapés, télévision. Au troisième niveau, on se blottit près de la cheminée,  mais on retrouve les livres, du sol jusqu’au plafond. Pour atteindre les étagères supérieures, il faut grimper à l’échelle. Nos hôtes nous ont dit qu’il y a moins de neige chez eux, comme partout hélas. Imaginer un hiver allemand, neigeux à souhait, près de la cheminée, avec à portée de main une pareille réserve de livres, tandis que la radio vous distille Bach, Mozart et Beethoven et Schubert, que souhaiter de mieux ? En août, il ne neige pas, évidemment, mais nous avons tout de même eu droit au feu de cheminée, un soir. Avec un peu d’imagination, nous aurions pu créer l’hiver autour de nous. « Sehr gemütlich », comme ils disent. C’est presque intraduisible. En Français, le mot le plus proche serait « douillet ».

    Bien sûr, nous avons visité Meinerzhagen et ses alentours. Notre ville jumelle possède une église du XVII siècle, où l’on trouve des traces de l’édifice du XIII siècle. En 1913, un incendie a détruit la plupart des maisons anciennes, mais il en subsiste quelques unes autour de l’église. La vieille pharmacie mérite un examen.

    L’événement local le plus important,  c’est « das Shutzenfest », qui se produit une année sur deux, et dure quatre jours en août, du vendredi au lundi. Il s’agti d’abattre à coups de fusils un grand oiseau de bois, accroché dans une boîte en haut d’un mât.  On commence par des armes de petit calibre, puis on augmente la puissance de tir. Les différentes parties de la cible tombent l’une après l’autre. Le gagnant est celui qui achève d’abattre l’oiseau. A la fin de la fête, il devient Roi, et le sera deux ans plus tard, pour la fête suivante. Mais c’est une royauté peu convoitée, car elle coûte la bagatelle de 5OOO euros. Royalement, sa Majesté  offre trois verres de bière à chacun des participants. Son épouse devient la Reine. Elle doit aller s’acheter précipitamment une belle robe longue. Nous avons vu les photos de la « Schützenfest ». Tout le monde est très élégant. Quatre nuits de festivités. On se couche tard, ou tôt le matin, comme on voudra. Ceux qui peuvent se le permettre prennent des congés. La première nuit, on défile aux flambeaux. Chaque jour, le canon tonne douze fois, la fanfare défile. La tradition remonterait à 1463, date à laquelle les habitants organisèrent leur autodéfense avec succès. 

    Beaucoup plus modestement (mais ça fait plaisir) Meinerzhagen compte maintenant une « St Cyr allée ». Nous l’avons vue et avons eu l’honneur d’être photographiés devant le panneau d’entrée ! Ce fut pour nous l’occasion d’apprendre qu’il existe un rond-point de Meinerzhagen,  au bord de la Loire. Nous avons rougi de notre ignorance.

    Du côté sportif, les Buchwald  s’associent avec le meilleur ami de l’homme. Ils ont deux chevaux, qui vivent librement dans un grand terrain. Pour se protéger des intempéries, il leur suffit de pousser la porte de l’écurie. Partout, il y a de très belles balades à faire, car la région, le « Sauerland », en Westphalie, est superbe. La ville la plus proche de Meinerzhagen est à 25 kilomètres.  Le Sauerland est une succession de collines boisées, les plus hautes atteignant 8OO mètres. Entre les collines, des lacs, artificiels ou naturels, généralement très vastes. Ils forment une énorme réserve  d’eau, de grande qualité. Ainsi, Meinerzhagen possède un réservoir, où les traitements sont à peine nécessaires. 

    Ce voyage nous a permis de découvrir une poétesse en fait très connue en Allemagne, Annette Von Droste-Hülshoff, née en 1797, décédée en 1848.  De son vivant, elle resta malheureusement obscure. Comme pour beaucoup d’artistes de valeur, la célébrité ne lui fut accordée qu’après sa mort. Son père était un riche banquier, qui publia ses livres à compte d’auteur. Il fit aussi construire pour elle une maison pleine de charme, dans un cadre champêtre, plein d’agréments. L’architecte, Johann Konrad, est connu pour ses réalisations à Munich et Berlin. Il donnait dans le style baroque et conçut les plans du château de Wassenbürg, qui appartenait à la famille de la poétesse.

    Nous ne sommes restés que quatre jours chez les Buchwald, mais nous aurions pu « nous incruster » beaucoup plus longtemps si nous avions voulu profiter de leur généreuse hospitalité. En résumé, la visite fut des plus profitables, et nous attendons maintenant celle de nos amis allemands, pour l’été prochain. Mit freundlichenen Grüssen. Auf Widersehen !  

17/04/2012

De la malvoyance à l'écriture

De la malvoyance à l’écriture

 

    Le mot « handicapé » sert souvent, de nos jours, à désigner les personnes en fauteuils roulants. Ce faisant, on oublie tous les autres : aveugles, sourds ou débiles mentaux…

    Je suis né amblyope, autrement dit « malvoyant », terme qui m’horripile, parce qu’il contient le mot « mal » ; évidence première : le mal est le contraire du bien. comme si « aveugle » était une injure.

    Je puis dire, sans exagération, que j’ai passé mon enfance et ma jeunesse sous le signe d’une double malédiction. L’handicap, je l’héritais d’une arrière-grand-mère, qui passa les dernières années de sa vie au fond de la plus totale obscurité. Dans toute la famille, je fus le seul à bénéficier de  ce privilège.

    Le souvenir de la bisaïeule était maintes fois évoqué, avec pour sinistre corrélation que je n’étais pas, de ce point de vue, différent de la vieille dame. Autrement dit, le temps avait galopé contre moi puisque dès la naissance, j’étais affligé d’une vue de vieillard.

    Afin d’empirer les choses, les adultes ajoutaient :

    - Ah, elle n’a vraiment pas eu de chance ! Finir comme elle a fini... La pauvre, ce cancer généralisé l’a terriblement fait souffrir. Un vrai martyr… 

    La famille se plaisait aussi à décrire le cancer comme « une pieuvre qui vous ronge de l’intérieur ; quand ça commence, rien ne l’arrête. »

    Voici l’imagerie, fantastique et terrifiante, qui se forma et se déroula dans l’esprit du garçonnet : la vieille dame n’avait pas vu venir la pieuvre, qui n’avait éprouvé aucune difficulté à s’introduire en elle. Puisque je voyais extrêmement mal, je deviendrais aveugle et, à mon tour, idéale proie de la pieuvre, je succomberais au cancer, puisque cette monstruosité succédait fatalement à la cécité.

       De l’enfance, si l’on en croit la psychanalyse, tout suppure ou jaillit. Pour moi, la nuit de la non voyance préludait à celle du tombeau.

    Je ne veux pas dire que les adultes voulurent m’inculquer ces angoisses, mais leur calamiteuse manière de parler du passé frappa très fortement sa sensibilité ; je n’aurais pu formuler clairement ce qui me tourmentait, mais l’obscure pieuvre me hantait.

    A mon avis, la question essentielle se pose en ces termes : comment percevais-je le monde et quelles furent les conséquences de cette perception ?

    De façon évidente, pour nous, déficients visuels, le monde n’offre que brouillard. Le réel manque de réalité.

    De cette brume surgissent les choses et les êtres, soudainement, sans autre avertissement que les sons, les odeurs et parfois les couleurs. Au mieux,  n’apparaissent, sur une ligne  d’horizon mal définie, que des silhouettes fantomatiques. Le monde se résume aux seuls mots de menace et de péril.

    Aussi les chocs sont-ils inévitables et nombreux. Souvent, à l’école ou après la classe, des jambes invisibles mais très matérielles se tendent au travers du passage. Un poing issu du néant s’écrase entre les deux yeux et brise les lunettes, laissant la victime désemparée, à la merci d’une bonne âme qui voudra bien le conduire.

    Pour tout aggraver, l’épaisseur des verres, qui rend le regard inexpressif, assure au binoclard une réputation de stupidité. Sa maladresse aux jeux de ballon renforce l’opinion des autres gamins : celui-là est un étranger, qui ne mérite pas d’être fréquenté.

     L’amblyope est assis « le cul entre deux chaises » : ni voyant, ni aveugle, il n’appartient pas à une catégorie connue. D’emblée, son absence de statut le classe hors-jeu. Il vit en solitude. 

    Si maintenant l’on examine les choses d’une manière plus positive, l’école permet surtout la découverte da la lecture, plaisir préféré de l’amblyope, puisqu’il peut se pratiquer en vision rapprochée. Lecture, en premier lieu, rime avec ouverture et aventure.

     Le livre nous rapproche des hommes et des femmes les plus divers ; le livre nous transporte à travers l’Histoire et l’univers ; le livre nous découvre les traditions et les révolutions ; le livre instaure des dialogues silencieux, mais fructueux, avec les écrivains de toujours et de partout. Potentiellement, il est la clef de toutes les portes et le passeport, sans limite de validité, pour toutes les frontières.

    Les mondes imaginaires se trouvent à la portée de « Quatre Yeux ». Il suffit, pour les pénétrer, de se laisser captiver par les images et les mots. Ainsi s’échappera-t-il de cette réalité organisée par et pour les « bien voyants ».

     Le risque de la lecture, considérée comme un refuge, est celui d’une fuite infinie, donc de l’égarement aux bornes du réel et de l’imaginaire. Ce danger s’accentuera au cours de l’adolescence, lorsque les limites se brouilleront. Le rêve en crue déborde et inonde la réalité. La veille n’est plus alors parfois que le prolongement du sommeil.

     Très tôt, l’amblyope sait qu’il sera incapable de…  Enumérer ses inaptitudes serait interminable et fastidieux. Au milieu de personnes indifférentes ou compatissants, ou même hostiles, mais qui s’accordent pour penser que celui-là ne pourra pas, très forte est la tentation de repliement sur soi.

    Dès l’enfance, je connus l’étroitesse de mon champ d’investigation. Le concret demeurait hors de ma portée. Il ne me resta plus qu’à m’inventer l’univers intérieur, duquel je me sacrai le monarque. Je me plus à fabriquer des personnages et  concocter des situations invraisemblables. De mes premières histoires, le plus souvent, je me rêvais le héros.

    Le monde imaginaire facilita ma revanche symbolique sur la réalité. L’on pourrait m’objecter que je me contentais de la victoire des impuissants. Peut-être cela est-il vrai, jusqu’au jour où la parole, fixée sous la forme écrite, devient acte, dès que je la donne à lire et la soumet aux jugements d’autrui. D’où possibilité de dialogues et d’évasion du cachot nommé « solitude ».  

    Ces histoires que d’abord j’avais cru inénarrables, face à un minuscule public, ses sœurs et ses cousins, parfois des camarades soigneusement choisis, je ne réussis pas à les retenir en moi-même. Cela s’échappa de moi ; les autres, les valides m’écoutaient.

    Pour mon tout premier essai de rédaction, à l’école primaire, l’instituteur me félicita ; il alla même jusqu’à me déclarer :

    - Toi, quand tu seras grand, tu deviendras écrivain.

    J’admirais profondément M. Blin, qui m’avait réconcilié avec l’école, après une très douloureuse expérience. Il m’avait rendu ma dignité. Il ne pouvait que dire vrai. Je n’avais qu’un désir : agir de sorte qu’il eût raison. Puisqu’il me prédisait un avenir d’écrivain, je consacrerais mes forces à réaliser sa prédiction.

     Le langage, ce territoire commun aux hommes, sur lequel ils se rencontrent et s’affrontent, l’apprenti des mots voulait le conquérir. Encore aujourd’hui, à chaque fois que j’ouvre le dictionnaire, je suis tristement convaincu de mon ignorance.