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17/04/2021

9 Le harcèlement  

9 Le harcèlement

   «  Comme je le redoutais, ma journée n’a pas été moins détestable que tant d’autres, sous la coupe d’Amanda Cazaladrones. Je crois pourtant m’efforcer de satisfaire son esprit tatillon, mais peut-être suis-je injuste à son égard en écrivant cela, car elle me reproche ma distraction et ma lenteur et, si nous considérons strictement les besoins du service, elle n’a pas tort. Oui, je suis lente et distraite, comme elle le dit :

    «  Vous avez l’esprit ailleurs. » 

    Le corps est présent, posé là, dans ce bureau dont la fenêtre donne sur le Rio Sangriento, qui jamais ne cesse de gronder, roulant le tonnerre de ses eaux rouges. De mon mieux, j’essaye de m’adapter à ce poste qui convient si peu à ma nature portée à la rêverie, la flânerie, les vives inspirations, l’inextinguible désir de beauté, enfin tout ce qui, à Santa Soledad, constitue des anomalies, presque des délits.

    Dans ma tête, je me représentais l’étui qui protège le violon et l’archet, puis le pupitre et  les partitions, enfin les objets que je retrouverais le soir même. Pourrais-je ranimer l’instrument, le tirer de son mutisme obligé par l’absence de la soliste ? Aucune loi n’interdit de faire vibrer les cordes d’un violon, ni de faire chanter les touches d’un piano, mais la tolérance des voisins s’épuise très vite. A Santa Soledad, on ne supporte pas les mélodies ni l’harmonie. Les gens préfèrent soit le silence, soit la cacophonie. Aussi ne puis-je m’exercer que si mes voisins s’absentent, ou s’ils prennent des doses de somnifères qui suffirait à endormir un éléphant, ou s’ils font hurler leurs  chères et douces cacophonies, car alors ils n’entendent plus le chant du violon.

    Souvent, je vais jouer chez les Casagrande, car ils habitent une grande maison, qu’entoure un vaste jardin volontairement mal entretenu. Jouer du violon chez Paolo et Teresa, voilà le vrai bonheur, au milieu de tous nos amis artistes, qui partagent notre goût pour les belles choses, au lieu de cet utilitarisme borné qui domine ici. Les tableaux de Teresa et les sculptures de Paolo sont de vrais chefs-d’œuvre, où s’exprime le dynamisme d’une vision poétique, forte et profonde, sans maniérisme ni préciosité. Chaque détail participe au surgissement d’une harmonie supérieure, vitale et envoûtante. Voir cela, c’est pénétrer au cœur vibrant des choses.   

    Jour néfaste… Amanda Cazaladrones m’a convoquée dans son bureau,      pour « me passer un savon ». Le problème est que la cheftaine de service parfume ses savons à la bile. L’aigreur semble être sa spécialité.

    Elle était assise mais ne m’a pas conviée à m’asseoir, afin de mieux exprimer sa colère et marquer son mépris. Elle s’est calée au fond du fauteuil, a rejeté en arrière les boucles rousses qui lui bouchaient la vue, m’a fixée de ses yeux marron clair, avec des éclairs dans le regard, comme si elle avait voulu me transpercer, me foudroyer, puis, de sa voix pleine d’acidité, elle m’a blâmée pour ceci, réprimandée pour cela, en déchaînant une horrible véhémence, mais pour des choses qui, à mes yeux, n’étaient que des broutilles et des vétilles, si bien que le rapport entre la cause et l’effet n’apparaissait clairement qu’à l’accusatrice. Lorsqu’elle est calme, Mme Cazaladrones est une très belle femme, mais, dans ses moments de colère, elle enlaidit considérablement. Son visage s’empourpre, ses yeux saillent des orbites, ses narines s’enflent, ses lèvres se tordent. Amanda devient un masque de cauchemar. Sa bouche postillonne,  elle crache les mots, hache les syllabes, tremble de la tête aux pieds, vocifère, tonitrue, s’époumone, devient hideuse… C’est elle qui m’agresse, mais je finis par prendre pitié d’elle.

    Si elle ne se comportait ainsi qu’avec moi, je croirais en être la seule responsable, mais Mme Cazaladrones n’est pas plus aimable avec mes collègues qu’avec moi-même. Elle ne supporte personne. A l’en croire, elle seule est compétente et consciencieuse. Mme Cazaladrones n’est entourée que d’incapables, de feignants, de bons à rien. C’est sur ses seules épaules que reposent l’organisation, le présent et l’avenir de l’Université Technologique. Jour après jour, elle sacrifie son bien-être, son repos, sa santé, sa sérénité, pour le confort de « jemenfoutistes », dont moi, Elena Mirasol, je suis le spécimen le plus accompli.

    Les collègues savent que je jouis du privilège d’occuper le plus bas des échelons, dans l’estime de notre aimable chef de service. Comme tous tremblent devant elle, personne n’ose défendre un autre collègue. Au moins, lorsqu’elle harcèle celle-ci ou celui-là, les autres ont

la paix. C’est de la lâcheté, mais cela permet de survivre. 

    J’étais à bout de nerfs. C’est pourquoi je me suis mise à pleurer, à sangloter, à protester contre l’injustice, la grossière exagération, ce tabassage verbal, qui semble aussi nécessaire à l’existence de Madame le  Commissaire que de respirer, boire ou manger. Je ne sais pas ce qui se paasse dans la cervelle d’Amanda Cazaladrones, mais je pense qu’elle souffre d’un dérèglement, peut-être d’origine hormonale, l’une de ces maladies mal connues, qui sape l’organisme le mieux constitué. 

    Il arrive que le Président de l’Université, Guiseppe Mascara, intervienne afin de séparer les combattantes, ou plutôt pour soustraire la victime aux hurlements du tortionnaire. C’est ce qui s’est produit aujourd’hui. Notre patron est un peu plus grand que moi, ce qui veut dire nettement au-dessus de la moyenne à Santa Soledad. Bien qu’il n’ait guère plus de cinquante ans, ses cheveux ont déjà complètement blanchi. C’est le seul signe visible de vieillissement sur sa personne. Son visage n’est que très légèrement ridé. Ses yeux bleu pâle pétillent d’intelligence, parfois nuancée de malice.  A dire vrai, il m’est plus sympathique que ma supérieure hiérarchique directe. Lui ne se met jamais en colère et peut même se montrer fort aimable. Je crois que je lui plais… Sur ce point, ma vanité peut me tromper. Il pourrait être mon père. Est-ce une raison supplémentaire pour qu’il éprouve de l’attirance pour moi ? En tous cas, jamais il ne s’est permis  geste ou parole trop clairs à ce sujet. Il se contente de me sourire, d’être galant et, parfois, de me complimenter pour mon habillement.

    Donc, Guiseppe Mascara est sorti de son bureau, pour demander à Mme Amanda Cazaladroes quels motifs avaient causé son courroux hiérarchique. Patiemment, il l’a écoutée, sans émettre d’avis, puis m’a conviée à le suivre dans son bureau. Là, il m’a permis de m’asseoir, m’a laissé le temps nécessaire pour me calmer,  a écouté ma version des faits, toujours sans prendre parti pour mon adversaire ou pour moi, m’a donné des conseils afin d’être plus efficace, finalement m’a congédiée avec un sourire et des paroles pleines d’amabilité. Cet entretien privé m’a un peu consolée.

    J’ai entendu dire que son épouse, Elonora, gynécologue et chef de clinique à l’hôpital, est très autoritaire et plutôt intolérante avec ses subordonnées. Comment se comporte cette dame au foyer, je l’ignore. Pour Guiseppe Mascara, j’espère qu’il ne retrouve pas une autre Amanda Cazladrones, lorsqu’il regagne ses pénates… 

    En sortant du bureau de M. Guiseppe Mascara, je suis allée au lavabo, pour me rafraîchir et me remaquiller. Dans les toilettes, j’ai croisé l’une des enseignantes, Jane Quickbuck. C’est une femme  très commune d’aspect, maigre jusqu’à la sécheresse, aux yeux noirs et cheveux gris. Elle n’a pas semblé remarquer mon malaise. Au contraire, Jane Quickbuck m’a considérée de façon glaciale.  Elle est expert comptable et transmet ses connaissances sur la beauté des dieux Crédit et Débit, à nos étudiants avides uniquement de savoir utile. J’ai pour habitude de saluer tout le monde courtoisement, cette dame y compris, mais je ne sais pourquoi, elle ne me répond que du bout des lèvres, et encore, les lèvres pincées !

    Il faut dire qu’Amanda Cazaladrones et Jane Quicxbuck sont amies… Leurs maris sont également amis.  Le Commissaire a rendu maints services à William Quickbuck. Ce Monsieur possède un supermarché très populaire, fréquenté par la majorité des habitants de Santa Soledad. Le commerce lui aurait fait gagner une fortune. Ce dont je suis sûre, c’est qu’il change de voiture tous les six mois, et qu’il roule toujours dans les plus rutilantes carrosseries. Les Quickbuck ont un chauffeur en livrée, qui vient chercher Madame à la sortie de ses cours. J’ai vu leur villa, dans le quartier le plus résidentiel de la ville. C’est une merveille de mauvais goût criard et de luxe ostentatoire.

    Enfin, j’imagine facilement les conversations de Jane Quickbuck et d’Amanda Cazaladrones, quand il s’agit de l’Université. Lorsque ma personne est mentionnée, Mme la Commissaire doit déverser sur ma tête les flots de son dédain hiérarchique. Jouer du violon ! Quelle idée biscornue ! Je suis un « échec », pour employer leur jargon. Avoir voulu devenir soliste de renommée internationale, mais croupir ici, dans la vase de l’utilitarisme, voilà qui me disqualifie en tant qu’être humain, à leurs yeux de femmes supérieures. Tout ce que je mérite, c’est d’être piétinée, comme le paillasson grisâtre et poussiéreux du hall d’entrée de notre si belle Université.

    Une personne, qui pourtant n’avait pas assisté à l’esclandre, a remarqué que j’avais pleuré. Il s’agit de Maria Hazacan, l’une des femmes de ménage, qui arrivent lorsque nous, les bureaucrates, nous nous apprêtons à partir. Elle m’a dit :

    «  Vous avez eu des ennuis, Elena ? Ça se voit. Vous avez encore les yeux rouges. Tenez, je ne suis pas méchante, mais les gens durs à ce point, il faudrait qu’ils tombent sur plus durs qu’eux. Souffrir soi-même, il n’y a que ça, pour commencer à comprendre la souffrance des autres. »

    J’ai remercié la brave Maria. Je l’ai même embrassée. Je crois que son mari connaît Paolo Casagrande. Pedro Hazacan est éboueur, Paolo sculpteur, mais ils sont amis depuis toujours.

  Je me demande encore qui peut bien être le Viking de ce matin. Le reverrai-je ? Impossible à dire. Et même si je le revoyais, comme très certainement il est étranger, cela ne nous mènerait probablement nulle part ».  

 

08/04/2021

8 Le fouineur

8 Le fouineur

 

   

    « La bibliothèque de Santa Soledad est une « médiathèque », car on n’y trouve pas que des livres, mais tous les autres moyens modernes de communiquer. Son organisation  m’a littéralement abasourdi. Jamais nulle part je n’avais vu les Arts et la littérature exilés dans les sous-sols, tels des pestiférés mis à l’écart par crainte d’une contamination. Les cinq étages de l’immeuble sont occupés par les livres, logiciels techniques, manuels de toutes sortes, traités d’économie, revues sur les cours de la Bourse, modes d’emploi pour s’enrichir en au maximum deux clins d’œil, recettes de la manipulation politique et psychologique, au total le bric-à-brac du réalisme le plus étriqué, de l’arrivisme le plus débridé, du cynisme le plus éhonté, dans le plus total mépris de l’héritage culturel de l’humanité.

    Lorsque j’ai demandé à la bibliothécaire d’avoir accès aux archives, afin d’examiner les tablettes de la prophétie des Maztayakaw, fils d’Ardhor, dieu solaire, la préposée a paru si stupéfaite que j’ai craint de lui causer un arrêt cardiaque. La dame en question est une grande jument hommasse aux énormes dents jaunes, aux yeux globuleux, à la crinière grise encore abondante, à la poitrine généreuse, à la voix plus masculine que féminine. L’insigne épinglé au revers de sa veste me donna le nom de la majestueuse matrone : Alejandra Papelero. J’appris plus tard qu’elle est l’épouse du conservateur. Tous deux ont la cinquantaine défraîchie.

    «  C’est que, voyez-vous, Monsieur, je ne sais pas si Monsieur le Conservateur vous accordera l’autorisation de compulser les tablettes. Ce sont des pièces uniques, de grande valeur historique. Ensuite, connaissez-vous la langue de ce peuple primitif, qui n’a pas résisté à la venue de la civilisation ? »

    Mon interlocutrice a semblé encore plus interloquée par ma réponse que par ma demande :

    «  Les Maztayakaw avaient fondé une civilisation, brillante et raffinée, qui n’avait rien à envier à celle des conquérants. Au contraire, les seconds auraient pu apprendre bien des choses des premiers, s’ils s’étaient comportés de manière humaine envers ceux qui les avaient accueillis avec beaucoup de confiance, au lieu d’agir comme des brutes sanguinaires, affamées de lucre. Quant à la langue de ces « sauvages », oui, je l’ai étudiée. Ce prétendu « baragouin » n’était pas moins riche et nuancé que la langue des envahisseurs, bien au contraire. Je connais des traductions différentes et parfois contradictoires de la prophétie. J’aimerais me former mon opinion. »

    La bibliothécaire m’a demandé au nom de quel organisme, université ou journal je voulais entreprendre cette étude atypique. Ma carte de journaliste indépendant et d’écrivain jouissant d’une notoriété internationale l’a quelque peu impressionnée.

    «  Je puis demander à Monsieur le Conservateur s’il désire vous recevoir. Qu’en pensez-vous ? Il sera plus au fait de ces choses-là que moi-même. »

    J’ai approuvé la suggestion. En ma présence, elle a téléphoné au Conservateur, qui ne m’a fait attendre que peu de temps.

    Luis Papelero, puisque c’est son nom, est un petit homme chétif et chauve, d’une exemplaire laideur, à la voix chevrotante, au regard fuyant. Au total, il m’est apparu comme un être affligé d’un tempérament timoré. Est-ce ma stature qui l’a impressionné à ce point, ou vit-il dans la peur journalière de sa peu féminine épouse ? 

    Je lui ai tendu ma carte de visite. Avec grande attention, il l’a examinée, a marmonné un commentaire entre ses dents jaunes, que j’ai voulu interpréter comme une sorte de compliment, puis m’a restitué le document avec vivacité, comme s’il redoutait que le bristol ne lui brûlât les doigts.

    « Ah, oui, la prophétie des Maztayakaw ? Evidemment, c’est une curiosité qui intéresse les érudits, comme vous, mais il me paraît difficile de prendre cela au sérieux. Ces phrases poétiques et pleines de menaces imprécises peuvent s’interpréter de tant de façons différentes, ne croyez-vous pas, Monsieur ? » 

    Malgré ses objections, j’ai réitéré mon désir d’examiner les tablettes de la prophétie.

    «  En principe, la chose est possible et permise, mais il vous faudra d’abord emplir un formulaire de demande d’accès en trois exemplaires, et nous fournir quelques pièces justificatives : photocopies de votre passeport et de la carte de séjour, certifiées conformes par M. le Maire et M. le Commissaire. Lorsque ce dossier sera complet, c’est avec plaisir que mon épouse, ici présente, vous guidera dans le dédale de nos sous-sols, Mr Mark Mywords. »

    Ce disant, il me désigna la jument préposée au prêt des livres. Mentalement, j’essayai d’établir le lien marital entre ces deux êtres physiquement si opposés, car, plus qu’à l’étalon, Luis Papelero s’apparente au chacal. Le rapprochement me parut si incongru que je faillis m’esclaffer, mais je maîtrisai la malséante hilarité. Aussi me contentai-je d’un sourire que je voulus aimable, sans être sûr que ma mimique exprimait réellement l’amabilité.

    «  Ah, Madame est votre épouse… Je suis ravi de faire votre connaissance à tous les deux. Bien sûr, je vais m’acquitter de ces démarches administratives au plus vite, car je ne pense pas rester plus d’un mois à Santa Soledad, sauf si je découvrais des éléments nouveaux concernant la civilisation des Maztayakaw. Je vous remercie pour les renseignements. Néanmoins, s’il m’était permis d’accéder au sous-sol, afin d’y compulser des documents de moindre valeur historique, mais de grande valeur intellectuelle, en relation avec le sujet que je veux traiter, je vous en serais fort reconnaissant. » 

  L’autorisation fut accordée sans objection majeure. Il me fallut pourtant exhiber mon passeport et ma carte de séjour, puis compléter un formulaire qui permettrait de m’identifier, donc de décharger la responsabilité du Conservateur, en cas de perte de livres par exemple.

    « Je vais guider Mr. Mywords dans les sous-sols, Luis. A plus tard. »

    Ce fut en ces termes que Mme Alejandra Papelero s’adressa à son soliveau de mari. Elle contourna le guichet, m’enjoignit de la suivre, emprunta le cliquetant et pesant trousseau de clefs qui pendait à la ceinture de M. le Conservateur, et nous prîmes l’ascenseur, boîte exiguë, sombre, malodorante et bruyante, qui nous mena sans dommage à l’enfer de la Bibliothèque de Santa Soledad.

    Ce lugubre lieu ferait passer un frisson d’angoisse dans le dos du plus calme et du plus courageux des hommes. L’éclairage y est minimal, jaunâtre et clairsemé. Les auteurs s’y entassent là, avec la mine renfrognée de qui se sait relégué dans les limbes. Tous, ils sont là, poètes, dramaturges, nouvellistes, romanciers, philosophes, essayistes, méticuleusement classés par ordre alphabétique et par langues, mais les volumes sont couverts d’une couche de poussière qui suffit à prouver le désintérêt total des habitants de Santa Soledad pour la littérature.

    «  Si les gens ne lisent plus dans leurs loisirs, que font-ils, demandai-je à Mme la Conservatrice.

    - Lorsqu’ils ne travaillent pas,   ils regardent la télévision, pratiquent des sports, bricolent et jardinent, mais ils lisent quand même les livres que vous avez vus dans les étages supérieurs.                       

    - Je vous comprends, mais dans les volumes disponibles … là-haut, sauf erreur de ma part, aucun lecteur ne trouvera jamais le moindre atome de littérature, d’imagination, de recherche sur le langage ni de beauté des mots.

    - Ce sont là des notions parfaitement obsolètes, que nous avons délaissées depuis longtemps, à Santa Soledad. L’essentiel n’est pas là, Mr. Mywords. Les choses dont vous parlez ne sont que des luxes, des superfluités sans rapport avec la vie réelle des travailleurs. Mieux vaut s’en tenir à l’efficacité industrielle, augmenter la rentabilité, conquérir des marchés, maximaliser les profits, voilà qui donne du sens à la vie, remplit les assiettes et met du beurre dans les épinards, tandis que toutes les phrases pompeuses de vos écrivains ne nourrissent personne. »

    Atterré par la crudité de ce cynisme, je ne sus que répliquer. Déjà, pensai-je, ma carte de visite m’a rendu suspect. J’eusse été mieux avisé de biffer la mention « écrivain ». J’osai pourtant demander :

    « La lecture de ces livres est-elle interdite, à Santa Soledad ?

    - Pas du tout ! Qu’allez-vous chercher là ? Non, chacun est libre de les emprunter aussi souvent et aussi longtemps qu’il le veut, mais le fait est que plus personne ne les demande depuis trois générations… Enfin, je devrais dire, quasiment personne… Il subsistera toujours quelques uns de ces esprits passéistes, nostalgiques d’une époque où le lyrisme et la rhétorique, l’imagination et la poésie prétendaient fournir le sens de l’existence, tout en l’embellissant de façon fallacieuse. »

    Je commençai à me sentir très mal à l’aise. L’atmosphère de cave, les relents de moisissure, l’ombre omniprésente, tout cela m’évoquait davantage les catacombes que les salles d’une bibliothèque. A divers endroits, je vis une poudre orangée, répandue sur le sol grisâtre. Effaré, je crus deviner la nature de la poudre, mais je voulus m’assurer que ma supposition était fondée.

    «  Oui, Monsieur, c’est bien de la mort aux rats. Vous savez, ces sales bestioles s’insinuent partout. Non, nous ne remplaçons pas les livres détruits par les moisissures ou les rats. La dépense serait injustifiée. La bibliothèque a des priorités plus utilitaires.

    - Vous voulez dire « utilitariste », je présume ? »

    L’œillade assassine que me décocha la bibliothécaire chevaline me fit comprendre que j’étais, durablement et peut-être définitivement, classé dans la catégorie des suspects malades de passéisme.

    « Qu’avez-vous fait des ouvrages de référence sur les arts, la musique, la peinture et la sculpture ?

    - Vous les trouverez ici, parmi toutes ces vieilleries. Qui s’intéresse à ces balivernes, de nos jours ? »

    Là, je fus encore plus étonné par le rejet de la musique et du chant que je ne l’avais été par celui de la littérature :

    « Vous n’allez tout de même pas me dire qu’il n’arrive pas aux gens d’ici de chantonner, de fredonner ? 

     - Ces habitudes anciennes étaient ridicules et non productives. Nous sommes des gens sérieux, à Santa Soledad, Monsieur. »

    J’étais mouché d’importance. Prudemment, j’optai pour un silence désapprobateur mais me réservai le droit d’approfondir l’étude des particularités de la ville.

    Au détour d’une allée, entre des montagnes de livres délaissés, nous entendîmes un cri aigu, suivi d’un trottinement rapide. A deux ou trois mètres de nous filèrent le museau pointu et moustachu, le corps noir et dodu, la longue et fine queue…

    Pour la première fois depuis mon arrivée à Santa Soledad, sa Majesté le Rat s’était manifestée à moi, sous sa forme charnelle et fuyante. »

02/04/2021

7 La filature

7 La filature

 

    Luciano Cazaladrones reposa le combiné, reprit la cigarette qu’il avait posée au bord du réceptacle à mégots, en équilibre dans l’une des rainures. Pensivement, il tira une longue bouffée du subtil poison, qu’avec délices il inspira, puis expira par ses naseaux largement ouverts ; de ce fait, disparut quelques secondes dans un nuage aux volutes bleuâtres et délétères. Le phénomène tabagique l’auréola, conférant à sa physionomie une incertaine sainteté. Monsieur le Commissaire délibérait avec lui-même. Traquer les criminels de tous acabits, voilà en quoi, indiscutablement, consistait sa tâche de policier, au service de la Nation et de l’Etat, du peuple et de la société.

    Le cas auquel il se trouvait confronté différait notablement de ceux qu’il traitait habituellement. Un crime ou un délit avait été commis, les victimes des malfaiteurs venaient porter plainte au Commissariat, ce qui déclenchait la procédure policière. Dans le cerveau de Cazaladrones, il existait deux catégories bien définies, le Bien et le Mal, les actes licites, et ceux qui ne l’étaient pas. Ecrire un article, même très peu laudateur à propos de Santa Soledad, ne constituait pas en soi un délit, encore moins le crime. Par contre, sa susceptibilité d’habitant de la ville était blessée. Le Commissaire était insensible à la laideur ou la beauté de l’architecture, et les métaphores de Mark Mywords lui parurent éminemment obscures. Pour Cazaladrones, la littérature était synonyme de prétentieux salmigondis, sans utilité sociale démontrée. Le devoir d’un policier consciencieux étant le soupçon quasi systématique, Luciano Cazaladrones se demanda si l’article du journaliste étranger n’était pas un texte codé, dont la publication n’aurait pas eu d’autre but que d’informer des comparses de la faisabilité d’une attaque de banque ou de l’enlèvement d’une personnalité locale, menant à l’extorsion d’une rançon.

    Invétéré, le fumeur alluma la cigarette suivante au moyen du mégot rougeoyant qu’il allait écraser. Son épouse, Amanda, lui reprochait souvent sa manie destructrice. Elle le houspillait, afin qu’il se fît désintoxiquer.

    « Tu devrais aller consulter à l’hôpital. Il y a un très bon service de désintoxication. Mais tu ne veux pas m’écouter ! Tu n’es qu’une tête de mule !  Quel dommage que ce bon docteur, Arturo Curatodo, n’exerce plus comme médecin ! Quel gâchis de compétence ! Ne plus lui confier que la paperasse, la gestion de l’hôpital… Bien sûr, il faut un directeur, et, tout bien considéré, il vaut mieux que ce soit un médecin, qui connaît les besoins réels de l’institution.  Lui saurait te persuader de te faire désintoxiquer. Ah, figure-toi, pour parler de poison, cette Elena Mirasol m’a encore saboté le travail à l’Université. Guiseppe Mascara l’a convoquée dans son bureau. Elle en est sortie la tête basse, mais un peu plus tard elle me défiait encore. Elle a un effroyable aplomb. Cette nana ne pense qu’à jouer du violon ! 

    - Tu devrais nous l’envoyer au Commissariat.

    - Pourquoi ?

    - Parce que, entre flics et voyous, nous n’arrêtons pas de jouer du violon…

    - Que tu es bête ! Mais ça me fait rire quand même ! »

    Avec bonne     volonté, le mari tancé avait plusieurs fois tenté de se délivrer du charme fumeux, mais la libération ne durait jamais plus de quelques mois. Plus violemment il essayait de rompre ses chaînes, et plus fortement il retombait sous la férule de cette maîtresse impalpable, envahissante et traîtresse, la nicotine.

    Monsieur le Commissaire décrocha le combiné du téléphone, appuya sur l’un des boutons, et, presque aussitôt, entendit la voix de l’inspecteur Felipe Carabiniero.

    «  Felipe, j’ai une mission … particulière à te confier. Viens tout de suite, que nous en causions tous les deux. » 

    Une minute plus tard, Carabiniero frappa contre l’épais battant de la porte capitonnée, attendit la permission d’entrer, brève et sonore, puis pénétra la pièce si enfumée que le patron se frappait lui-même d’irréalité. Habitué à la perpétuelle présence de ce brouillard piquant et malodorant, l’inspecteur le traversa sans crainte majeure de s’y perdre. Lui-même fumait aussi, quoique de façon beaucoup plus modérée que le Commissaire.

    Cazaladrones se dressa, tendit la main à Carabiniero, et le chef invita le subalterne à s’asseoir face à lui. Debout, les deux policiers formèrent un contraste qu’il était difficile d’imaginer plus complet. Autant le Commissaire était un quinquagénaire trapu, carré, avec un visage énergique, aux cheveux gris encore abondants, au front ridé comme le sable après les passages répétés de la marée, aux sourcils très fournis, au nez aquilin, à la fine moustache grise, aux lèvres épaisses, aux vastes oreilles décollées pour mieux surprendre les conversationssans même paraître écouter, à la musculature fournie, qui menaçait de faire craquer la veste, autant l’inspecteur semblait avoir été taillé par la Nature pour passer inaperçu, déjouer la méfiance des malfrats et truands : taille et corpulence moyennes, cheveux châtain clair assez clairsemés, yeux marron à la douce inexpressivité, apparence de pure insignifiance, qui trompait le gibier de potence, car Felipe Carabiniero était en fait un redoutable limier, au flair jamais en sommeil, à la terrible perspicacité. De plus, tireur émérite, d’une rapidité sans égale, et maître dans les arts martiaux, toutes compétences et qualités que ses ennemis craignaient avec raison. 

    «  Felipe, as-tu le temps de lire la presse internationale ?

    - Non, chef. Je n’ai qu’à peine le temps de m’informer de ce qui se passe localement…

    - Donc, je présume que tu n’as jamais parcouru la revue « Planeta » ?

    - Je connais le titre, sans plus. C’est une revue d’intellectuels contestataires, je crois, du genre qui dénigre toujours la société, sans dire par quoi ils voudraient la remplacer. C’est du moins ce que ma femme m’a dit, car elle la lit de temps à autre, pour le Maire évidemment.

    - Ton épouse a bien analysé la nature de ce magazine, Felipe. Avoir une femme à la fois belle et intelligente, c’est une chance.

    - Je crois que vous n’êtes pas mal loti non plus, chef, n’est-ce pas ? »

     Entre eux, l’habitude s’était instaurée, en vertu de laquelle Cazaladrones tutoyait Carabiniero, tandis que celui-ci  vouvoyait celui-là. C’était leur code particulier de conduite, qui ne causait de gêne ni à l’un, ni à l’autre.  Ils rirent ensemble, comme deux camarades contents de se retrouver au moment de la récréation. Celle-ci dura peu de temps. Le Commissaire ne perdait pas de vue l’objet principal de l’entrevue.

    « Notre Maire bien-aimé m’a téléphoné pour me signaler la parution d’un article particulièrement désagréable à propos de Santa Soledad, signé par un dénommé Mark Mywords, qui séjourne actuellement ici. Ce journaliste apporte du grain à moudre à ces gens qui prennent des airs supérieurs, s’intitulent eux-mêmes « artistes » et méprisent les travailleurs ordinaires. Je voudrais savoir si ce Mark Mywords a ou non des contacts avec les cercles de toqués, qui se prennent tous pour des génies méconnus. Donc, à partir d’aujourd’hui, Felipe, je te confie la filature de ce quidam. A la moindre incartade, nous le réexpédions d’où il vient, frais de port payé. »