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03/06/2021

15 Le musée de la Nature

 

15 Le musée de la Nature

   

 

   

    « Au centre de Santa Soledad, j’ai cherché un lieu de promenade, afin de me détendre au cours de la journée. Les sous-sols de la bibliothèque anti-littéraire causeraient, à longueur de temps, une dépression nerveuse à l’homme le mieuxs équilibré du monde, sachant surtout que les seuls rats de bibliothèques visibles sont d’authentiques rongeurs…  

    Elena Mirasol et Petrov Moskoravin m’ont parlé du Parc. Pour la plupart des habitants de Santa Soledad,  l’attrait principal réside dans le jardin public, botanique et zoologique, bien qu’il soit de la plus impersonnelle conception, avec ses allées sablonneuses, qui se faufilent entre les pelouses munies de l’arrosage automatique et nocturne. L’émeraude végétale est interdite aux écrasantes semelles. Sagement, les fleurs s’ordonnent en massifs et parterres, qui composent d’impeccables figures géométriques, d’une régularité militaire, comme si l’on voulait de ce lieu proscrire le détestable hasard.

    Le Parc se situe dans un quartier morne, aux habitations dépourvues d’intérêt architectural, à l’image de certaines gens aux insipides personnalités, qui se contentent d’y vivoter, me disent mes amis les artistes. A la décharge des âmes timorées, il me faut préciser que Santa Soledad, à défaut d’avoir été totalement épargnée par l’Histoire, se voudrait sans  histoires… Ici, la vitalité inquiète, aussi cherche-t-on à l’étouffer, sous l’ouate de l’hypocrisie. Souvent, la politesse n’est que le masque de l’envie, la rancœur et la haine. Toujours selon mes nouveaux amis, de nombreux habitants dilapident en cachotteries, ou  épuisent en médisances et calomnies la maigre énergie que leur a laissée le Labeur. Je peux du moins affirmer que j’ai vu les gens se comporter ainsi ailleurs qu’à Santa Soledad, partout en fait où l’Art est catalogué comme un luxe de peu d’intérêt.

    L’existence d’une ville présuppose la réalité d’un centre, point idéal et focal, vers lequel convergent d’invisibles rayons. Selon toute apparence, à Santa Soledad,  le centre se trouve sur la Plaza de la Mayoria. La bordent les principaux bâtiments : la Mairie, le Palais de Justice, la Chambre du Commerce et la Poste. La cathédrale Santa Trinidad de los Castigos trône au milieu de la place. La nuit venue, les citoyens peuvent s’endormir paisiblement, puisque tout est rigoureusement placé sous contrôle. Réalisme et pragmatisme tiennent les commandes.

    Le rêve de quelques insatisfaits, fou comme tout rêve qui se respecte, serait que, transcendant la trivialité des lieux, sous la cendre du quotidien, rougeoieraient drame et mystère, guettant l’instant où, revêtus de formes et couleurs inédites, ils déferleraient afin d’engendrer la stupéfaction, l’émerveillement, voire la terreur. Le pire des états serait le statu quo. C’est du moins le rêve de la violoniste, Elena Mirasol, du peintre Teresa Casagrande, de son mari, Paolo le sculpteur, de Petrov Moskoravin, le compositeur et de leurs amis.

    Santa Soledad n’a jamais compté que peu d’artistes. Si  j’en crois mes nouveaux amis (mais pourquoi ne les croirais-je pas ? Il me faut prolonger l’étude de Santa Soledad jusqu’à m’assurer d’une certaine vérité, la mienne…)  l’Esthétique ne fait guère vibrer leurs banals concitoyens. Ceux-ci seraient accoutumés de penser d’abord à leurs portefeuilles, dont avec soin ils dissimuleraient  soit la maigreur, soit l’embonpoint, comme s’il s’agissait des parties les plus intimes de leur anatomie ; ensuite, à leur estomac, et plus généralement à leurs entrailles, à propos desquelles ils sauraient être diserts et dont ils s’attarderaient à décrire le fonctionnement plus ou moins harmonieux ou chaotique, avec une complaisance écoeurante.

    Si vraiment il est de tels gens, gageons qu’ils n’accorderont d’existence qu’à ce qu’ils peuvent soit toucher de leurs doigts gras ou rugueux, soit constater de leurs yeux si réalistes que, d’emblée, de leur univers borné ils excluront les sortilèges de la poésie. Pour un grand nombre d’entre eux, le mot « poésie » n’évoquera que la pénible récitation de textes obscurs, ennuyeux et désuets, parfois même infligée comme punition. Les exilés de la Poésie se remémoreront les séances de « traduction », pendant lesquelles l’accoucheur pédagogique tenta de rendre intelligible, dans un langage simplifié donc outrageusement réducteur, une langue qui ne fut conçue que pour se dresser, parée de somptueuses métaphores et de symboles lumineux, dans la magnificence de sa solitude.

    Si vraiment il en est ainsi, dans le meilleur des cas, l’on écoutera les artistes avec une courtoisie de surface, aux formules hâtives et mécaniques, ou, plus souvent, l’on feindra de les écouter, avec une expression d’ennui ou un sourire narquois, mais dès que la porte derrière les « toqués » se sera fermée, on les ridiculisera :

    «  Avez-vous jamais entendu de pareilles prétentions ?

    - Ces rêveurs ne content que des calembredaines !

    - Qui serait assez fou pour risquer le moindre centime dans les entreprises de ces songe-creux ? »

    Ainsi devisent les gens raisonnables. Poètes, musiciens, peintres et sculpteurs en sont douloureusement conscients, et parmi eux rares sont les dupes des grimaces que la majorité sensée leur a réservées. Aussi, de la vie les créateurs iront chercher un fade écho dans le Parc, baptisé Julio Bravo, du nom d’un politicien local qui, pendant trois décennies, sut administrer efficacement Santa Soledad.

    Un étroit ruisseau artificiel, où barbotent des poissons maigrichons, traverse le Parc. Sur l’eau verte du bassin, aboutissement obligatoire de toutes les allées, mais qui n’est qu’une terne miniature de lac, voguent sans espoir de voyage un couple de cygnes devenus gris d’ennui et des canards au plumage éteint. L’endroit possède encore des enclos, dans lesquels courent et picorent des poules caquetantes et sautillent des lapins couineurs. L’originalité des premières consiste en ce qu’elles sont naines, et celle des seconds en ce qu’ils sont angoras, probablement les seules raisons qui justifient leur exposition à la curiosité des badauds.

    Derrière les grillages, les paons balayent de leur traîne la poussière grise ou brune, n’osant que très occasionnellement déployer le flamboiement bigarré, comme s’ils savaient habiter un lieu condamné à la laideur et la médiocrité, qui les rendrait honteux de leur beauté. Le visiteur observe encore des daims, des chèvres et un mouflon, enfin le cerf entouré de la harde et arborant sa royale ramure. Les pointes des andouillers ont été sciées, afin de leur ôter toute offensive utilité. 

    Cete collection d’herbivores broute une herbe avare et anémiée, qui ne peut leur rappeler la Nature que de très lointaine façon, d’une manière quasi fantomatique.

    Quant à l’unique phoque, le plus souvent affalé sur la rampe cimentée qui glisse vers l’eau noirâtre du second bassin, celui-ci guère plus grand qu’une baignoire, le promeneur compatissant croit déchiffrer dans son regard la résignation d’un être qui n’attend plus que la délivrance, atroce mais irréparable, offerte par la Mort.

    Dans le Parc, tout évoque la contraction de l’espace et la suppression de liberté. Faune et flore ne sont entretenues que pour être contenues et retenues, comme si les hommes n’avaient voulu conserver ce simulacre de Nature que par remords d’en avoir saccagé la réaltié. De même, la nostalgie en vogue exhibe, dans les musées aux salles sombres, témoignages et reliques d’un passé populaire et régional, dont le souvenir ne survit plus que marginalement, la planète entière ayant été submergée sous des flots de ketchup, coca-cola, niaiseries, violence et pornographie hollywoodiennes.       

    Peut-être est-il difficile d’affirmer que les artistes ou ceux qui se croient et se veulent tels,  et s’efforcent de s’approprier le rôle en adoptant les attitudes du personnage, trouvent dans le Parc Julio  Bravo 

le réconfort, la plénitude et la séérnité que ne leur procure pas le commerce de leurs dissemblables.

    De mes soupçons j’ai reçu la confirmation hier matin. Le Commissaire, un dénommé Luciano Cazaladrones, m’a convoqué pour me questionner sur les raisons de ma présence à Santa Soledad.

    L’apparence de ce policier m’a presque inquiété. Il ressemble plus au bouledogue qu’à l’homme. Ceci dit, Cazaladrones ne s’est pas comporté de manière agressive, mais plutôt cauteleuse, attitude contre laquelle il n’est pas moins difficile de se défendre que contre la pure hostilité.

    Comme les autres fenêtres du Commissariat, celle de son bureau est munie de barreaux d’acier. Arrivé là, le suspect se sent aussitôt emprisonné. Luciano Cazaladrones fume comme un pompier qui serait devenu pyromane. C’est insensé. De plus, c’est foncièrement désagréable pour les gens qu’il « reçoit », ou qu’il « cuisine », selon que l’invité verra la situation de manière positive ou négative.

    «  Que cherchez-vous, à Santa Soledad ? Un journaliste aussi renommé que vous n’a vraiment pas grand-chose à se mettre sous la dent, ici. Vous perdez votre temps. Méfiez-vous de ces gens que vous fréquentez. Ce sont des paranoïaques. Ils se prétendent artistes, mais ce ne sont que des ratés, de pauvres hères, inadaptés que leurs employeurs conservent à des postes subalternes par pitié, par charité. Nous savons que ces gens-là dénigrent Santa Soledad. Ne croyez pas un mot de ce qu’ils racontent. La ville n’est pas seulement affairiste, comme ils voudraient le faire accroire. Enfin, il faut que je vous dise que vos articles peu flatteurs déplaisent profondément à notre Maire, Augusto Valle y Monte. Bien sûr, chacun a le droit d’être critique, mais partisan, cela me paraît plus discutable. Sommes-nous d’accord, M. Mark Mywords ?

    - Si je vous comprends bien, j’ai le droit de penser ce qu’il me plaît, pourvu que ce soit la même chose que vous.

    - Comme vous y allez ! Ne déformez pas mes propos ! Je vous conseille simplement de vous méfier.

    - Dois-je prendre cela comme un conseil, un avertissement ou une menace ?

    - Vous êtes très suscepttible, Mr Mark Mywords. Ne prenez pas si vite la mouche. Restez calme. Nous sommes entre gens civilisés, n’est-ce pas ?

    - Je le crois aussi. J’ajouterai : « intelligents ». Gardez présent à l’esprit que mon statut de journaliste me protège contre les procédures hâtives ou carrément arbitraires. 

    - Personne ne songe à rogner vos droits de journaliste, Mr Mark Mywords. Allons, détendez-vous. Puis-je vous offrir un cigare ? Ah, vous ne fumez pas… C’est dommage. Cela détend et favorise la réflexion. Vous craignez que le tabac n’abîme votre mémoire ? Pour ma part, je n’ai rien remarqué de tel. Oui, vous êtes écrivain. C’est peut-être différent pour les auteurs. Au revoir et bonne journée, Mr Mark Mywords. »        

24/05/2021

14 Matin ordinaire des Casagrande

14 Matin ordinaire des Casagrande

 

    

    Chaque matin, du lundi au vendredi,  Paolo Casagrande sort la petite automobile vert pomme du garage à sept heures quarante cinq et la   gare momentanément, face à la grande maison, héritage de ses parents, lesquels jamais ne comprirent pourquoi leur fils avait, comme vocation parmi tant d’autres plus lucratives, choisi celle de l’Art, qui n’apporte que rarement le succès et de  substantiels revenus.

Raisonnables, le père et la mère se demandaient pourquoi le fils unique gaspillait tant d’énergie en échange de la si faible reconnaissance qu’il recevait. 

    Aujourd’hui passent les éboueurs. La  malodorante voiture brinqueballe de porte en porte, de poubelle en poubelle. Les spécialistes de l’évacuation des ordures sautent au bas du camion, courent vers les lourds objets montés sur des roulettes, les tirent à eux par la poignée, les placent derrière la benne sur le marchepied mobile. Alors, les deux poubelles soulevées au même instant déversent leur manne pourrissante et puante dans les entrailles du monstre, amateur d’immondices.

    Parmi les chevaliers de la voirie, Paolo reconnaît Pedro Hazacan, quinquagénaire aux cheveux gris, au visage déjà fortement ridé, maigre et triste, qui se déplaît à répéter :

    «  Certains passent leur vie à la queue des vaches. Moi, j’aurai passé la mienne la tête dans une poubelle. »

    Les deux hommes se sont connus à l’école, où ils étaient bons camarades et jouaient ensemble. Puis, tout les a séparés, mais l’estime demeure de la part de Paolo pour Pedro, et réciproquement.

    «  Alors, comment va, Pedro ? Combien de poubelles vidées depuis six heures ce matin ?

    - Je ne les compte plus, Paolo. Si je les comptais, ça me dégoûterait complètement. Bonne journée à l’usine ! 

    - Au revoir, Pedro ! Au prochain  ramassage d’ordures ! »

    En dehors de ces moments matutinaux,   pestilentiels et bruyants, le sculpteur et l’éboueur ne se voient pas souvent, mais la courtoisie demeure inentamée. Paolo sait que Maria, la femme de Pedro, qui fait le ménage à l’université, manifeste de la sympathie à l’égard d’Elena Mirasol, et l’a parfois consolée après ses démêlés avec Amanda Cazaladrones, son irascible chef de service. 

    « Finalement, Guiseppe Mascara, le Président de l’Université, se montre plus humain que sa secrétaire. A croire qu’Amanda prend des leçons de passage à tabac auprès de son commissaire de mari… »

    Etrangement, les époux Hazacan se ressemblent presque comme frère et sœur. L’on peut parier que l’un comme l’autre a cherché dans le sexe opposé une copie de soi, aussi fidèle que possible. Les années ont parachevé la ressemblance : la poitrine de la femme s’est ratatinée, la couleur grise a submergé les deux chevelures, les rides ont également raviné les deux visages. Dire que Pedro et Maria sont interchangeables serait abusif, mais entre eux l’hypothèse d’un cousinage n’est pas totalement absurde ni grotesque.

    Teresa verrouille la porte d’entrée, se hâte vers la grille donnant sur le trottoir mal entretenu. Les intempéries ont fendillé, crevassé le goudron ; par endroits, des trous se sont creusés, dans lesquels pousse une herbe jaune et maladive. La chaussée n’est guère en meilleur état : cabossée, reprisée de partout telle une vieille chaussette, elle présente des cloques, des boursouflures et des blessures de profondeur variable.  L’automobiliste zigzague prudemment d’un obstacle à l’autre et tente de modérer l’ampleur des chocs, pour la sauvegarde de sa colonne vertébrale et celle des amortisseurs. Paolo fait démarrer sa petite automobile.

    «  Cette rencontre avec Mark Mywords, quelle chance !

    - Oui, répond Teresa, ce fut la grande surprise de la soirée. Ce sera sûrement aussi celle de l’année. Il se passe si peu de choses ici…

    - Sa volonté d’anonymat ne m’a pas qu’un peu surpris, mais, réflexion faite, je comprends qu’il veuille rester incognito, pour avoir les coudées franches. S’il avait dévoilé son identité littéraire, tous nos invités l’auraient entouré, assailli de questions et demandes diverses, et il n’aurait pas pu observer la soirée, comme doit le faire tout bon romancier qui puise le matériau de ses livres dans la réalité.

    - Tu as raison, Paolo. Cependant, pour moi, c’était difficile de me retenir de ne pas clamer que nous recevions le célèbre écrivain, traduit en vingt-quatre langues ! Enfin, c’était mieux ainsi, car sa seule apparence physique le signale parmi nous. Crois-tu qu’il voudra maintenir le secret jusqu’à son départ ?

    - Je ne sais pas… C’est difficile à dire. De toute façon, même s’il reste discret, la curiosité qu’il éveille pourrait le démasquer… »

    Paolo s’arrêta devant l’hôpital, où Teresa travaillait comme aide-soignante depuis plus de vingt ans. Comme Elena Mirasol, elle subissait quelquefois les foudres d’un chef de service irascible, en l’occurrence l’épouse du président de l’université :   

    « Bon, à ce soir ma chérie. J’espère pour toi qu’Eleneora Mascara ne se sera pas levée du pied gauche, ce matin !

    - Et pour toi, j’espère que Neil Steelband et Ignacio Ganatiempo seront de bon poil ! »

    Mme Mascara est la gynécologue, chef de clinique à l’hôpital. Elle mène son équipe de main de maîtresse,  dix doigts de fer légèrement adoucis par le gant de velours, si toutefois bon lui semble, sinon avec l’intransigeante dureté du métal nu, revêche et froid. Outre ce sévère tutorat, Teresa doit s’accommoder de celui, plus imprévisible, de Dolores Valle y Monte, l’infirmière chef, petite femme dévote, qui participe très activement à diverses œuvres caritatives organisées par Monseigneur Angel Pesar de la Cruz. Si l’épouse du maire s’entend à merveille avec l’archevêque, elle s’efforce de supporter son secrétaire. De Domingo Malaespina, elle dit :

    «  Je ne sais pas pourquoi, mais il m’est antipathique. Oui, je sais que je ne devrais pas dire cela, car ce sentiment est injustifié, mais la sympathie et l’antipathie sont des sentiments difficlles à contrôler, ne trouvez-vous pas ? »

    Durant ses huit heures de service, Teresa va changer les draps, retaper les lits, servir les repas, enfoncer des thermomètres dans des oreilles fiévreuses ou non, noter la température des patients sur la fiche accrochée au pied du lit,  passer la serpillière, nettoyer les lavabos, cabines de douche et cuvettes de cabinets,  vider l’urinal, enfin courir d’une tâche à l’autre en essayant d’oublier qu’elle est d’abord peintre. Le chevalet,  le pinceau, la toile et la palette l’attendent à la maison, cette demeure qui leur est bien plus qu’un lieu d’habitation mais le berceau des rêves en bourgeons puis éclos, sous formes de peintures et de sculptures.

    A Santa Soledad, la principale usine, celle qui emploie le plus d’ingénieurs, techniciens et ouvriers, est celle d’armement. Le sculpteur Paolo Casagrande y devient cariste et manutentionnaire. Charger, décharger des camions, apporter des caisses pleines de pièces dans les ateliers, emporter d’autres caisses emplies de fusils-mitrailleurs, grenades, bazookas et autres douceurs belliqueuses, voilà sa mission quotidienne. En ricanant de façon amère, il avoue :

    «  Teresa aide les malades à guérir. Moi, je fournis à d’autres gens le moyen de mutiler, de tuer leurs semblables… Elle est utile, je suis nuisible ! »

    Cette simple mais saine morale console un peu Teresa de la trivialité qui la fait se courber vers les lits, le sol ou les cuvettes.

13/05/2021

13 La girouette et le lutrin

 

13 La girouette et le lutrin

 

     

    «  Lorsque des milliers de soleils se seront levés puis couchés sur la terre de nos ancêtres, lorsque l’homme au visage de lait mais aux sanglantes mains croira sottement la race des Maztayakaw pour toujours éteinte, alors l’aigle prisonnier sur la plus haute tour fera claquer son bec, lentement déploiera ses ailes, et, pour la plus grande terreur des faux prêtres, s’envolera. Là-bas, où la déesse Montagne éleve sa citadelle, l’empereur des cieux reconquerra son trône. Pour l’homme à la langue perfide, la roue des étoiles aura terminé de tourner. La peur viendra mordre les entrailles des conquérants, qui faussement auront parlé  d’amour. » 

    (Extrait de la prophétie Maztayakaw)

   

    « Pour l’étranger que je suis, pas exactement touriste mais visiteur curieux de tout,    ee n’est pas la moindre particularité de Santa Soledad que de ne point posséder d’office du tourisme. Les autorités locales comptent si peu sur cette ressource économique ! Le voyageur en quête  de sensations pittoresques : bête rare en ce bout du monde !

    Il est vrai que bien des endroits  se disputent le titre de « land’s end ». Cela confère au lieu, à son paysage et ses habitants, une distinction aristocratique, dans le sens où leur position extrême les détache de la masse confuse, pléthorique et grégaire des autres lieux, paysages et personnes qui se nourrissent de rapprochements, d’agrégation et de communications. Nous en sommes avertis : la Terre s’achève, ici. Arriver à ce point suprême  équivaut à résumer tous les voyages possibles en un seul. Tout autre périple serait superflu, puisque celui-ci nous aura montré l’univers. Au-delà de cette limite, que trouverions-nous ? Le vide intersidéral, si tant est que la chose existe, le néant, le chaos des origines, la Géhenne ? Seuls les déments oseront accomplir le geste fatidique, celui de plonger vers l’absolu de l’inconnu.      

    Pour l’instant, l’esprit d’aventure ne me pousse pas dans cette ultime direction. L’instinct de survie me retient, au bord du gouffre. L’intuition me souffle que l’abîme se situe près d’ici. Plus j’étudie la prophétie des Maztayakaw, et plus je me persuade de la fragilité de Santa Soledad, mais ceci ne s’applique-t-il pas aussi à de nombreuses civilisations du passé, que l’Homme croyait indestructibles, tant elles étaient puissantes, et qui pourtant finirent par s’effondrer lamentablement, tel le château de cartes sous le souffle de la personne qui, se penchant pour l’admirer, s’est trop approchée de l’édifice de carton ?     

    L’archevêché m’a fourni un guide, pour la visite de la cathédrale. Je n’ai pas eu l’honneur de rencontrer Monseigneur,mais peut-être cela se produira-t-il plus tard. Mon cicérone est un jeune prêtre, nommé Domingo Malaespina. Nous nous étions donnés rendez-vous par téléphone. Sa voix très aigue m’a déplu, agacé même, car c’est l’une de ces choses que l’on supporte ou même adore chez une femme, mais qui nous insupporte de la part d’un homme. A l’inverse,  une femme moustachue nous fait reculer… 

    Je suis arrivé un peu en avance, sur le parvis de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos. J’attendis le prêtre devant le  porche principal, que j’examinai quelques instants.

    Comme je me tournais pour savoir si mon guide arrivait, je vis venir vers moi ce grand jeune homme  imberbe en soutane noire, qui s’avançait à longues et rapides enjambées.    Domingo Malaespina m’a laissé une bizarre impression, que je ne parviens pas à définir précisément. Moi qui suis généralement à l’aise avec tous et partout, je ne sais pourquoi ce guide clérical m’a dérouté. Peut-être est-ce uniquement à cause de sa voix de fausset. Il ne paraît pourtant pas le moins du monde efféminé, avec sa carrure d’athlète,  son allure énergique et très déterminée.  Ses petits yeux noirs me scrutaient avec une sournoise curiosité, mais suis-je bien sûr de la sournoiserie de son regard ? Savons-nous jamais quelles intentions oeuvrent dans l’esprit de nos interlocuteurs, collègues, amis ou parents, a fortiori dans l’esprit des inconnus ?

    A propos de Domingo Malaespina, je me suis demandé :    que sait-il de moi ? A-t-il lu certains de  mes livres ?  Si oui, lesquels et  qu’en a-t-il pensé ? Me classe-t-il parmi les  suppôts de Satan ? Nous autres, écrivains, voulons voir, dans chaque personne que nous rencontrons, la lectrice ou le lecteur potentiels ou réels, dont les jugements nous tiennent à cœur. Cette situation nous impose une tension presque permanente, car notre personnalité se dédouble sans cesse : en nous,  l’homme peut se satisfaire des relations  communes d’amour et d’amitié, qui suffisent à la majorité des gens, mais l’écrivain réclame une chose bien particulière, une haute valorisation de l’œuvre, ou de ce que nous croyons être une œuvre, car notre orgueil et notre vanité ne se contentent pas d’appréciations tièdes, des demi-teintes de la fausseté. Non, il nous faut entendre sortir de la bouche d’autrui tout le bien que nous pensons de nos livres, même si les flatteuses paroles sont dictées par la pure flagornerie. 

    Enfin, la visite fut intéressante, d’abord parce que  ce Domingo Malaespina est un érudit. Si nous ne pouvons nous accorder sur les principales questions de la métaphysique et de la philosophie, du moins pouvons- nous nous mesurer sur le terrain de l’érudition. Demain, j’enverrai cet article à la revue « Planeta » :  

   

    « Le porche  principal de la cathédrale Santa Trinidad de los Castigos (Sainte Trinité des Châtiments) est  encadré et surmonté de nombreuses sculptures aux thèmes bibliques. La facture des statues m’a paru correcte, mais sans grâce, voire lourde. Les figures n’ont pas ou peu d’expression. Les poses sont très conventionnelles et figées. Par là j’entends qu’elles n’évoquent pas la possibilité du mouvement, du geste libre et délié, si proche de la vie, que l’on surprend à l’œuvre dans des sculptures mieux réussies.   La façade est si surchargée qu’aucun motif ne se détache du foisonnement de personnages et de motifs floraux ou animaux.    

    Mon guide est moi-même sommes entrés dans la nef. Or, il était onze heures et déjà la chaleur dans la ville était oppressante. Comme dans la plupart des édifices religieux, la température y est plus basse qu’à l’extérieur.   L’impression de fraîcheur fut immédiate, mais le contraste était agréable.  Par précaution,  je boutonnai mon blouson de toile. 

    En érudit, mon guide me détailla l’histoire de la cathédrale, fondée au XVIII siècle ; le nonce apostolique en personne se déplaça pour bénir  l’édifice, et plaça la ville sous la protection la plus élevée qui soit, celle de Dieu le Père, le Fils et le Saint Esprit. Le mot « castigo », ou « châtiment » sert d’avertissement aux pécheurs qui refusent de se repentir.   

    La hauteur des voûtes, la finesse des  piliers,  jointes à l’abondant soleil coulant ses ruisseaux d’or en fusion à travers les vitraux rachetèrent  pour une part non négligeable la défavorable impression que m’avait procurée la façade. Une tornade a brisé les vitraux d’origine, en 1933. Les verrières du XX sicèle ne présentent que des motifs géométriques ou des personnages très stylisés. Les couleurs en sont criardes. Chacune des douze chapelles est consacrée à un apôtre ou une sainte différents. Ça et là brûlent des buissons de cierges, qui font reculer la pénombre vers la base des murs. Leur lumière dansante apporte aux vitraux un peu de charme. L’autel n’est qu’une table de granit gris, dans lequel le ciseau du sculpteur n’a pas même tenté de tailler le moindre ornement.      

    Il y avait  un petit nombre de fidèles en prière, dispersés  sous le  vaste vaisseau. Nous avons croisé  un diacre et un chanoine, avec lesquels mon guide échangea quelques paroles. Il me présenta comme un journaliste étranger, intéressé par les curiosités de Santa Soledad, mais omit, sciemment ou non, de mentionner mon activité de romancier.  

    La cathédrale  Santa Trinidad de los Castigos possède l’une des rares curiosités dont puisse s’enorgueillir Santa Soledad. Cette œuvre, unique dans la région, c’est-à-dire à sept cents kilomètres à la ronde, a été réalisée au XVII siècle  par un orfèvre, artisan à l’excellente réputation. Il fut d’abord placé dans la salle capitulaire d’un monastère aujourd’hui démoli.

    Il s’agit d’un lutrin, placé dans le chœur, et qui représente un aigle aux ailes déployées, superbe et redoutable. Ses yeux sont des rubis, qui luisent grâce à l’imprévisible ballet que donnent  les cierges et le soleil, prêtant une vie factice mais inquiéante au rapace d’or massif, dans lequel aucun détail réaliste n’a été négligé : la finesse des plumes, la puissante envergure des ailes, la force féroce et terrifiante des serres et du bec.

    L’aigle aurifère peut donc sembler presque vivant. Par là, nous entendons : animé par des ressorts étrangers à la Nature, par conséquent monstrueux. A ce propos, j’ai compulsé  les archives de la bibliothèque, institution dirigée par Luis Papelero, le Conservateur, avec l’aide  d’Alejandra, son épouse, qui est bibliothécaire. Ces deux personnes et la paradoxale bibliothèque, où la   littérature est condamnée à moisir dans les sous-sols, suffiraient à eux seuls à constituer un sujet de  roman, mais le journaliste doit résister aux appeaux de l’imagination.     

    Jusqu’au milieu du XX siècle, les témoignages écrits  abondent sur le lutrin de Santa Trinidad de les Castigos. Alors,  même les personnes les moins supertitieuses éprouvaient, en présence de l’aigle d’or, un malaise qu’elles essayaient de dissimuler  du mieux qu’elles le pouvaient, mais qui, malgré leurs efforts de grande maîtrise de soi, transparaissait dans la vivacité avec laquelle elles détournaient le regard, comme si elles fuyaient la double aiguille rouge des yeux de l’aigle.

    Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que des illuminés racontassent  que l’oiseau figé, pendant les offices, fulminait et fixait d’un regard infernal et foudroyant les fidèles, qui imploraient le Dieu miséricordieux, situé aux antipodes théologiques des « barbares idoles assoiffées de sang » adorées par les primitifs, avant l’invasion civilisatrice, salvatrice et destructrice...

    L’impression de bizarrerie causée par le lutrin est renforcée par un second détail, visible uniquement de l’extérieur. Il s’agit de la girouette,  laquelle aussi représente un aigle, mais celui-ci tient les ailes pliées. Dans le bec se tortille un serpent. Il va de soi que ce second rapace n’est pas ciselé dans le métal solaire, qui toujours suscita la convoitise guerrière ou criminelle, ces adjectifs n’étant que deux façons différentes de qualifier une seule et même attitude, le mépris de la vie d’autrui. Non, le second rapace est forgé dans l’acier le mieux adapté à cet usage, c’est-à-dire d’une trempe qui lui permet d’affronter les intempéries.

    L’on assure que l’étrange vigie n’est tolérée par les autorités cléricales que dans la mesure où elle constituerait une concession mineure ou « symbolique », accordée à la mémoire du peuple antique, dont l’Empire couvrait un territoire aussi vaste que l’Europe entière. Quant à l’aigle aux ailes déployées, il aurait servi d’emblème impérial.

    Cependant, que la concession soit « symbolique » n’implique pas qu’elle soit purement formelle, donc dénuée de signification profonde, au sens affaibli où trop de personnes entendent ce terme aujourd’hui. Le peuple que l’on avait humilié, vaincu, anéanti, aurait peut-être interprété la position occupée par la girouette incongrue comme un signe univoque de l’inéluctable retour à l’ordre ancien, tellurique et solaire, dont ils furent les zélateurs.

    Il est également possible que les adorateurs des forces brutes se seraient indignés contre l’utilisation banale, qu’ils eussent jugée blasphématoire, du plus prégnant de leurs symboles, puisque l’aigle était censé porter l’aube sur ses ailes. Associé à la renaissance du jour, il était donc symbole de vie.

    Le pont le plus connu de Santa Soleda se nomme « Puente de los Ahogados » ce qui signifie « Pont des Noyés ». Il est  ainsi nommé parce que c’est depuis cet endroit que furent jetées, dans le Rio Sangriento, les neuf mille victimes de la répression qui frappa le peuple Maztayakaw.    Depuis le milieu du pont, le promeneur friand d’insolites visions verra se profiler à l’arrière du clocher, c’est-à- dire à mi-chemin sur la Avenida de la Conquista, le « Torreon de las Tormentas » ou « Donjon des

Tempêtes ». Neuf kilomètres à vol d’oiseau séparent la tour chrétienne de la géologique. En conséquence, l’éloignement fait paraître « el torreon » à peine plus large que le clocher, alors qu’en réalité le premier pourrait contenir quinze fois le second.

    En d’autres termes, la construction humaine se superpose presque exactement au sauvage donjon, lequel, à cause de l’illusion d’optique, n’ajoute sur les côtés du clocher qu’une frise inégale et dentelée. Comme ces deux monuments sont bâtis dans la même pierre granitique, l’on pourrait croire que la flèche mystique n’est qu’une excroissance artificielle accrochée au rocher. 

    Ainsi, le promeneur qui s’accordera le temps de contempler ce paysage composite, sans préjugé mesquinement réaliste ni crainte de se livrer aux flots des rêves, ce spectateur de l’étrangeté verra que l’aigle métallique est posé sur « el Torreon ». La posture lui confère une allure menaçante, comme si la girouette sacrée devenait un aigle réel, qui aurait installé son aire sur le site inhospitalier, comme si, depuis les créneaux taillés par les vents et la pluie, la neige et la glace, l’oiseau, impérial et fabuleux, veillait sur ce territoire, le sien, à jamais incontesté.

    Il n’est pas rare que la foudre, sur ces hauteurs inhabitées, frappe el Torreon. L’observateur ne manquera pas de remarquer qu’à ces moments précis l’aigle d’acier s’auréole d’un halo suflureux, comme si l’orage voulait en souligner le caractère comminatoire.

    Au XX  siècle, les hallucinés dont il a déjà été question, racontaient à qui daignait les écouter, c’est-à-dire très peu de gens, que par les nuits tempétueuses la fausse girouette s’envolait de son perchoir citadin, puis allait se percher sur « el Torreon », où la rejoignaient des nueés de rapaces animés d’une haine dévoratrice.

    Les déments, qui prétendaient avoir  vu le prodige se réaliser, affirmaient que  l’aigle métallique dépliait puis déployait lentement et péniblement ses ailes ankylosées par l’immobilité, qui depuis toujours lui était imposée. L’on voyait alors tous les muscles se tendre et se bander, en un effort de toute sa puissance accumulée, retenue, contenue, pour atteindre sa plus belle et plus dangereuse expression, le vol.

    Nous ne disputerons pas à ces illuminés la paternité de ces rumeurs fantastiques autant qu’alarmistes. Le rôle du témoin circonspect se borne à rapporter le plus fidèlement possible des observations minutieusement vérifiées. Néanmoins, les légendes ne contiennent-elles pas une part de vérité paradoxale, que jamais nous ne devrions mépriser ?    Mark Mywords »a